LA TRIBUNE

Entretien avec Laurie Liviero à propos de son mémoire Fanfic, vers de nouveaux usages passionnés et graphiques

29.09.25

Diplomé.e ESAC Cambrai, promotion 2025

Quel est le sujet de ton mémoire ?

Le mémoire que j’ai écrit parle de la fanfiction, une pratique de fan qui consiste à écrire des récits à partir d'œuvres déjà existantes. Derrière ces textes se trouve une volonté de prolonger, réinventer ou enrichir une histoire que l’on affectionne et dont on ne veut pas accepter la fin. La fanfiction peut s’appuyer sur des supports variés (romans, films, séries télévisées, mangas, bandes dessinées, dessins animés) mais aussi sur des personnalités du monde réel, comme des chanteurs, acteurs, figures politiques ou célébrités médiatiques. Bien qu’associée à une pratique amateure, la fanfiction est un phénomène culturel massif, présent depuis les années 1960 dans des fanzines américains comme Spockanalia, premier magazine de fanfiction dédié au fandom de la série Star Trek. Dans ces histoires, les auteurs de fanfic explorent la psychologie des personnages, leurs relations ou proposent des variantes narratives (fin alternative, point de vue d’un personnage secondaire, dialogue inédit). Avec le temps, et l’émergence de nouveaux groupes de fans, cette pratique n’a cessé de se développer, en particulier dans les années 2000, période où la fanfiction délaisse les supports papier pour migrer vers les blogs et les premières plateformes numériques. Elle devient alors plus accessible, plus diversifiée et gagne tellement en visibilité qu’apparaissent des sites comme Fanfiction.net, Wattpad ou Ao3, où cohabitent des millions de récits écrits par des fans à partir de leurs œuvres favorites. Ce mémoire interroge donc ce phénomène, encore largement méconnu en France, car perçu comme une pratique marginale et souvent associé à des clichés péjoratifs (textes naïfs, littérature populaire sans valeur intellectuelle). Ces préjugés sont renforcés par le fait que la majorité des auteurs de fanfictions sont en réalité des femmes, ce qui alimente (généralement) le mépris ou au moins l’indifférence pour cette forme littéraire atypique. Comme la fanfiction repose sur une logique de partage, les textes sont accessibles gratuitement sur des plateformes comme Fanfiction.net ou Ao3. Ces sites sont eux-mêmes gérés par des fans, ce qui en fait des espaces à la fois communautaires mais fragiles (instabilité technique, interfaces rudimentaires, ergonomie limitée). Si la simplicité de ces interfaces permet une lecture sans distraction, elle empêche cependant l’émergence de partis pris graphiques et artistiques forts. En tant qu’étudiante en design graphique, j’ai choisi de questionner ces interfaces et, de manière plus générale, le graphisme et l’iconographie associés à la fanfiction. J’interroge des communautés de fans et d’artistes, et je découvre de nouvelles pratiques comme le fanbinding, l’art d’imprimer et de relier à la main des fanfictions pour les transformer en objets éditoriaux. Cette démarche réactive des logiques de Do It Yourself, de culture craft, et souhaite apporter de la matérialité et de la pérennité à des histoires menacées de suppression ou parfois même de censure sur Internet. Ce mémoire retrace l’histoire de la fanfic, de ses origines à ses formes contemporaines, et s’intéresse à ce qu’elle représente pour celles et ceux qui l’écrivent, la partagent et la lisent. Dans une dernière partie, je m’interroge sur ce que pourrait être la fanfiction de demain : j’imagine ses nouvelles formes, ses intérêts et surtout la place qu’elle pourrait obtenir dans cette société future. Ce travail est aussi une sorte de journal personnel, qui rend hommage aux auteurs et aux fanfictions qui m’ont marquée et accompagnée pendant presque la moitié de ma vie.

A Star Trek Fanzine, Spockanalia, volume 2, 1968.

Comment ton intérêt s'est-il porté sur ce sujet  ?

Au départ, je n’avais vraiment pas songé à l’idée d'écrire un mémoire sur la fanfiction. J’étais arrivée en Master 1 avec une idée plutôt vague de sujet. À ce moment-là, j’étais fascinée par les couleurs criardes, la série Friends et la collection de vinyles, alors je me disais un peu naïvement que ce serait intéressant de travailler sur la nostalgie des années 1980-1990 dans le design graphique. Mais une fois face à mon ordi, rien ne me venait. Je voulais écrire sur une nostalgie que je n’avais jamais vécue, donc je manquais forcément de recul. Ce thème me plaisait, mais il ne me concernait pas vraiment. Quand j’ai pris conscience de ça, je savais que j’allais devoir trouver un autre sujet si je voulais éviter le plantage, autant dans ce mémoire qu’au moment du diplôme l'année d’après. Changer de sujet, un peu au dernier moment, a été difficile parce que j’avais le sentiment d’avoir perdu du temps, et surtout je ne savais plus de quoi je voulais parler. Un jour, plus pour plaisanter qu’autre chose, je me suis dit que j’allais écrire un mémoire sur la fanfiction. Puis après je me suis dit que ça n’allait intéresser personne, j’ai imaginé qu’aucun de mes professeurs ne voudrait suivre un mémoire qui parle de ça… Bref, crise existentielle classique. Pour moi, lire de la fanfic, c’était surtout une pratique personnelle, quelque chose que je faisais dans mon coin depuis l’âge de dix ans. En faire un sujet de mémoire, c’était un peu bizarre, presque gênant. Mais plus j’y pensais, plus j’avais envie de le faire. Je trouvais ça à la fois intimidant et excitant. Excitant, parce que c’est un univers que je connais sur le bout des doigts et que c’est quelque chose qui me passionne depuis des années. Intimidant, parce que cela signifiait devoir assumer pour la première fois cette pratique, en parler ouvertement et trouver des références pour appuyer mon propos. Ah, et surtout, ça voulait aussi dire ne pas prendre personnellement les critiques (pas toujours constructives), ce qui s’annonçait… assez difficile dans un sujet comme celui-ci. En bref, sujet excitant mais (très) intimidant. C’est en prenant conscience de cette double dimension que j’ai compris que c’était justement ça qui en faisait un bon sujet. Travailler sur la fanfiction représentait à la fois un choix rassurant, car familier, mais aussi un défi, car j’allais être obligée de dévoiler une partie intime de moi et de l’inscrire dans une réflexion critique.

Bob's Burgers de Loren Bouchard, Saison 2 Épisode 8, série d'animation, 2011.

Peux-tu nous parler de ta méthodologie de recherche ? (pratique de terrain, réalisation d'entretiens, collecte, objets observés… etc)

Quand j'ai commencé mes recherches sur la fanfiction, j'ai rapidement constaté qu'il y avait peu d’analyses françaises qui s'intéressaient à ce sujet, que ce soit dans des livres, des podcasts, des revues, des thèses universitaires, etc. La plupart des informations que je trouvais étaient en anglais et provenaient généralement de chercheurs américains ou britanniques, ce qui m'a fait réaliser qu'il y avait un manque d'intérêt notable pour la fanfiction en France. Même si elles n’étaient pas nombreuses, c’est justement cela qui en a fait des ressources précieuses, que j’ai voulu explorer un peu plus en allant, par exemple, rencontrer le sociologue Sébastien François afin de lui poser des questions sur ses recherches. Le fait de poser des questions m’a tellement plu que j’ai eu envie de poursuivre ces rencontres avec d’autres amateurs de fanfiction. J’ai donc rédigé un questionnaire qui rassemblait différentes questions que je me posais (habitudes de lecture, préférences, plateformes utilisées pour lire/écrire, suggestions d’amélioration) et je l’ai diffusé sur mes réseaux sociaux et des groupes Discord. Après avoir rassemblé toutes les réponses, j’ai intégré certains de ces témoignages dans mon mémoire, ce qui me permettait d’appuyer mes observations et de clarifier mes propos à travers des exemples concrets. En parallèle de ces entretiens, j’ai aussi mené un travail de collecte sur plusieurs mois en constituant différents dossiers thématiques (fanzines, fandoms, couvertures, sites Internet, fanart, fanbinding) dans lesquels je rangeais toutes les ressources visuelles que je trouvais pendant mes recherches. Cette méthodologie m’a permis de disposer d’une archive iconographique dense dans laquelle je pouvais piocher plus tard, en particulier au moment de la mise en forme du mémoire. La fanfiction étant une pratique fondée sur le partage et la communauté, ces entretiens et ces collectes ont constitué une partie essentielle de ma démarche de recherche, car ils m’ont permis de montrer la richesse et la diversité de ce phénomène.

Fanfic, vers de nouveaux usages passionnés et graphiques, Laurie Liviero, Mémoire de Dnsep, 2025.

Est-ce-que ton processus de recherche s’est traduit dans la conception graphique de ton mémoire ?

Tout au long de mon mémoire, j’ai intégré des extraits des différents entretiens et questionnaires que j’ai pu mener avec des fans ou des experts de la fanfiction. Présentés sous forme de citations, ils viennent illustrer ou appuyer les propos développés dans le texte. Comme ces entretiens se sont révélés particulièrement riches et que je n’ai pas pu tout inclure dans le texte principal du mémoire, j’ai choisi de les restituer dans leur globalité à la fin, dans deux chapitres supplémentaires. On y trouve notamment la retranscription intégrale de mon entretien avec Sébastien François, puis un autre chapitre plus graphique (présenté sous la forme de bulles de messages) qui regroupe l’ensemble des réponses recueillies via le questionnaire. Je souhaitais retranscrire ces échanges dans leur intégralité pour permettre au lecteur de consulter toutes les questions qui ont été posées, leurs réponses, et de comprendre ce que j’ai choisi d’intégrer à ma recherche et ce que j’ai laissé de côté. En général, je trouve ça toujours intéressant d’avoir accès aux coulisses d’un projet, donc ça me semblait être une bonne idée. C’était aussi l’occasion de remercier à ma manière toutes les personnes qui ont accepté de partager avec moi leur expérience de la fanfiction et de leur montrer que leurs réponses m’ont vraiment aidée à construire ce mémoire.

Fanfic, vers de nouveaux usages passionnés et graphiques, Laurie Liviero, Mémoire de Dnsep, 2025.

Quel influence ton mémoire a-t-il eu sur ton projet de diplôme ?

La rédaction de mon mémoire m’a permis d’établir une pensée théorique autour de la fanfiction, dans laquelle je présente celle-ci comme une pratique légitime et une forme d’écriture à part entière. Dans la continuité de cette réflexion, j’ai voulu réfléchir à un projet qui intègrerait la fanfiction dans des espaces et des dispositifs dont elle est habituellement exclue. C’est de cette manière qu’est né le projet FicLab, une maison d’édition expérimentale entièrement et exclusivement dédiée à la fanfiction, à ses auteurs et à ses lecteurs. Prenant la forme d’une installation, FicLab est un lieu hybride, explorant des supports aussi bien imprimés que numériques. Un mobilier itinérant, conçu sur mesure et facilement transportable, permet d’accueillir des groupes et d’organiser des ateliers d’écriture dans différents lieux culturels. La plateforme en ligne ficlab.fr offre aux fans des alternatives simples et libres pour lire, imprimer et préserver leurs fanfictions favorites, souvent menacées de suppression ou de censure sur Internet. Au cœur du projet, une collection d’objets éditoriaux, présentés en exemplaires uniques, met en lumière les récits imaginés par les fans et propose une lecture de la fanfiction à travers une approche graphique et tangible. Pensé comme un espace ouvert et accessible, FicLab s’adresse aussi bien aux initiés qu’au grand public. Il offre une découverte immersive et pédagogique de cet univers encore méconnu, tout en donnant à voir la diversité et la vitalité des pratiques liées à la fanfiction. Loin de se limiter à une simple exposition, le projet propose un panorama de la fanfiction contemporaine et ouvre une réflexion sur ses évolutions possibles. Dans un contexte où les supports imprimés et numériques tendent à se rapprocher, FicLab explore les liens entre ces formats (livres, site web, tablettes, liseuses) et favorise leur dialogue plutôt que leur opposition. L’espace, pensé comme une vitrine ouverte sur l’extérieur, invite chacun à venir découvrir, expérimenter et s’approprier ce lieu dédié à la fanfiction.

FicLab, Laurie Liviero, Projet de Dnsep, 2025.

Poursuis-tu encore un travail de recherche ?

Depuis la fin de mes études (juin 2025), je continue à lire quotidiennement de la fanfiction. L’écriture de ce mémoire m’a permis de me rendre compte que j’avais aussi envie de m’essayer à l'écriture, alors après des années en tant que lectrice, je travaille à la publication de ma première fanfiction. Pour le moment, je n’ai pas forcément beaucoup de temps pour faire de nouvelles recherches sur le sujet, mais j’essaie de diffuser et de partager mon travail en proposant ce mémoire et mon projet de diplôme à des revues, des lieux culturels, des chercheurs et des plateformes, dans le but de continuer à faire vivre la recherche autour de la fanfiction !

Peux-tu définir l’impact de ton mémoire sur ta pratique graphique aujourd’hui ?

La fanfiction fait partie de ma vie depuis l’enfance, donc son influence est forcément importante, à la fois sur le plan personnel et artistique. Je ne pense pas que ce mémoire ait transformé ma pratique graphique en tant que telle, mais il a nettement changé ma manière de la percevoir. Aujourd’hui, je me sens plus libre d’assumer des références issues de la culture fan et populaire dans mes projets. Ce mémoire m’a appris à être plus transparente sur ce qui m’inspire, me motive et me passionne au quotidien.

Dessin de titrages pour l'album Sour d'Olivia Rodrigo (Projet fictif), Laurie Liviero, 2025.