Entretien avec Adèle Quesnay à propos de son mémoire Un pavé dans la mare, la création graphique face à une hégémonie économique et culturelle quasi totale
Quel est le sujet de ton mémoire ?
Mon mémoire s'articule autour de la question de la création graphique dans nos sociétés et leur système économique. En effet, face à une hégémonie économique et culturelle quelle place reste aujourd'hui pour la création graphique ? Dans un monde où les logiques de rentabilité, de marketing et de performance façonnent aussi les formes visuelles, quelle liberté est possible pour nous graphistes et auteur·ices ?
Comment ton intérêt s'est-il porté sur ce sujet ?
J’ai un parcours initial en histoire, droit et sciences politiques, où j’ai été sensibilisée aux mécanismes de pouvoir, de domination et aux structures économiques, sociales et juridiques. En arrivant dans le monde du design, j’ai été frappée par la manière dont ces logiques se rejouaient dans le champ graphique : à travers la commande, les outils utilisés, mais aussi les formes attendues. Je me suis donc demandée : est-il vraiment possible de créer librement dans un système qui encadre jusqu’à nos gestes créatifs ? Et si oui, à quelles conditions ? Surtout que dans nos disciplines, il est souvent question de métier-passion, de créativité qui justifie des rythmes et rémunération "en visibilité". Il me semblait donc assez primordial d'explorer ces mécanisme dans ce champs précis. En plus, étant une jeune graphiste déjà entrée sur le marché du travail, j'avoue avoir quelque peu pris peur face à mes premiers commanditaires et commandes. Je voulais donc m'interroger sur les brèches possible pour moi et ma pratique.

Peux-tu nous parler de ta méthodologie de recherche ? (pratique de terrain, réalisation d'entretiens, collecte, objets observés… etc)
Ma méthodologie a été à la fois théorique et ancrée dans le réel. J’ai beaucoup lu et écouté – des philosophes comme Stiegler, un peu Deleuze et des auteurs plus spécialisés dans le design comme Anthony Masure ou Nicolas Alep – mais j’ai aussi observé des pratiques concrètes : des projets militants, des typographies libres, des démarches de designers en rupture, ou des collectifs utilisant des outils open source. J’ai également analysé mes propres contradictions dans mes projets, repris des entretiens informels avec des graphistes. Autrement j'ai continué de me nourrir de romans pour m'aérer, romans dont quelques uns ont contribué au mémoire. Je me suis aussi replongée dans mes cours de philo lycéen. J'ai beaucoup travaillé en bulle dynamique, et chaque lecture, podcast ou chose vue me permettait bien de rebondir et de me retrouver dans un univers voisin ou parallèle !
Est-ce-que ton processus de recherche s’est traduit dans la conception graphique de ton mémoire ?
Oui, très directement. J’ai voulu que la forme du mémoire reflète son contenu critique et le sens que je voulais lui donner. À la fois fragile et lourd, pratique et encombrant, ce mémoire a été pensé pour prendre le contrepied et perturber nos attendus quand au livre. Jeter un pavé dans la mare. Ses marges sont inversées, le texte ne court sur qu’une seule colonne en paysage, les notes mangent le texte, etc, etc, etc. Sa couverture en résine sablée incarne directement son titre : le pavé a la forme du livre et le livre a la forme du pavé. J'ai aussi opté pour une reliure en gaze apparente pour renforcer ce contraste entre fragilité et dureté. Et dans certains exemplaires des brèches ce sont d'ailleurs même créées d'elles-même !

Quel influence ton mémoire a-t-il eu sur ton projet de diplôme ?
Ne l'ayant pas encore passé je ne peux pas concrètement le savoir, mais c'est sûr qu'il en est le point de départ. Cet appel à l'expérimentation et à la brèche lancé y trouvera certainement une réponse.

Poursuis-tu encore un travail de recherche ?
Je pense et j'espère le continuer toute ma vie ! Même hors cadre académique strict, je continue à nourrir ces réflexions bien sûr. Je vois la recherche comme une pratique continue, qui s’infuse dans mes choix de projets, mes outils, etc.
Peux-tu définir l’impact de ton mémoire sur ta pratique graphique aujourd’hui ?
Il m’a appris à prendre du recul, à ralentir, à interroger mes choix graphiques et techniques. Aujourd’hui, je choisis davantage les outils que j’utilise, je réfléchis à la co-construction et au court-circuitage, et je questionne systématiquement le sens d’un projet avant sa forme (mais ça c'était déjà le cas avant). Il m’a aussi donné des ressources pour assumer des refus et des directions.