Dans le lit de la rivière, où vont les eaux charnières ?
Sara Yamaï
Tout se déverse ici,
telle une rivière,
et son courant doux,
parfois d'une violence
inattendue.
Comme ces rivières,
qui rejoignent les fleuves
puis la mer,
peut-être,
peut-être que ce récit
s'écoulera
pour en rejoindre d'autres,
puis d'autres encore,
jusqu'à la mer,
dépassant toutes frontières.
Que ce récit se déverse,
comme cette rivière,
et son courant
d'une douce violence parfois,
puisse se répandre,
puisse faire écho,
et en semer d’autres.
« Depuis que je fais partie de ce monde, depuis que je suis née dans un pays d'où ne viennent pas mes parents, je me sens divisée. Et parfois j'existe en double. Tout semblait clair jusqu'à un certain âge. Mais l'insouciance de nos existences c'est aussi jusqu'à un certain âge.
En réalité j'y pense depuis longtemps, depuis que mes parents m'ont annoncé que nous allions partir vivre au Japon. Un choc. C'est probablement cet événement majeur, à 12 ans, qui déclenche le début de ma réflexion sur ce que signifie l'identité, une guerre sans fin à l'intérieur de mon corps et de ma tête.
Je n'avais jamais réellement abordé ce sujet dans mon travail, car il est très personnel et intime. Sujet avec lequel je vis depuis le début de mon existence. Un léger malaise me prend en écrivant, comme le début d'une lettre de motivation. Comme ces lettres qui devraient me décrire parfaitement et refléter ma personne en quelques lignes normalement.
Pourtant ce ne sera pas aussi clair et concis, et ce n'est pas ce que je recherche ici. Je ne cherche pas à décorer les mots, je ne cherche pas à embellir mon expérience, j'essaye d'écrire de la manière la plus humaine, peut-être que parfois vous ne me comprendrez pas, mais je ne cherche pas non plus cela. Je veux que tout ce qui sera écrit ici soit entendu, d'une manière ou d'une autre, que ce qui sera écrit ici cesse de rester invisible. Ce que je m'apprête à raconter ici ne parle pas seulement de moi.
Je vous emmène dans les eaux profondes, celles de mes pensées, dans les eaux troubles des souvenirs, dans les abysses des questionnements sur l'archive personnelle et son importance, l'importance du récit intime. Je vous dévoile ce qui se cache derrière, je vous dévoile les histoires silencieuses. Les histoires qui se chuchotent à la marge. Celles qui racontent les sentiments même les plus durs. Celles qui en révèlent d'autres. Celles que l'on aurait aimé entendre plus souvent. Un récit qui se déverse sans interruption et traverse toutes les émotions. »
À travers un récit intime et personnel, je raconte ma double identité, entre la France et le Japon, mêlant archives, textile et cyanotype. Par la texture et les mots, se dessine mon histoire, devenue mémoire sensible et matérielle. Je tisse un dialogue entre deux cultures, je laisse une trace. L’intime devient territoire d’expression, où se croisent passé, présent et transmission, dans une quête de soi, tiraillée entre deux mondes.
L’impression en cyanotype sur les étendues de textiles nous emmène dans les profondeurs. Dans les textures, les pensées et les sentiments. L’espace qui entoure le lit devient un lieu d’expression, mais aussi comme une armure qui protège les abysses de la pensée. Chaque tissu est une pensée, chaque morceau tisse des mots, sur l’identité parfois double, parfois divisée. Le tout s’accompagne d'une édition, avec des fragments de journal intime. Le journal intime comme mémoire matérielle de nos histoires oubliées, de nos récits invisibles, de ce(lles) qui résistent.
© Jorge Saiz
© Jorge Saiz
© Jorge Saiz
© Jorge Saiz
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